La femme dormait paisiblement sur le lit de Neville. Il était plus de quatre heures de l’après-midi, et Neville était entré au moins vingt fois dans la chambre à coucher pour la regarder. A présent, il était assis dans la cuisine et il buvait du café.
Il était soucieux. Et si elle était contaminée, elle aussi ? Cette idée lui était venue en la regardant dormir, et elle ne le quittait plus. Bien sûr, son visage était bronzé par le soleil, et il l’avait rencontrée en plein jour. Mais il en avait été de même pour le chien... Ce n’était peut-être pas si simple – et le rêve avait tourné court.
Ils ne s’étaient pas jetés dans les bras l’un de l’autre, ils n’avaient pas dit des mots éternels. Neville n’avait rien tiré d’elle en dehors de son nom. Il lui avait fallu user de sa force pour l’amener chez lui et la faire entrer dans la maison. Elle pleurait et le suppliait de ne pas la tuer, sans même écouter ce qu’il disait. Finalement, il avait dû la traîner à l’intérieur. Cela ne ressemblait guère aux scènes romantiques qu’il avait parfois imaginées...
Dans la maison, elle s’était réfugiée dans un coin – comme le chien, deux ans plus tôt. Elle n’avait voulu ni manger ni boire. En fin de compte, il avait été forcé de la traîner dans la chambre à coucher et de l’y enfermer. Un peu plus tard, elle s’était endormie.
Neville regardait songeusement sa tasse de café. « Toutes ces années que j’ai passées à rêver d’une compagne, se dit-il. Et aujourd’hui que j’en découvre une, je commence par l’effrayer, par la brutaliser... » Mais qu’eût-il pu faire d’autre ? Il s’était trop habitué à l’idée qu’il était le dernier être humain normal sur la terre. Le fait qu’elle le parût aussi n’y changeait rien. Il en avait trop vu d’entre eux, plongés dans leur étrange coma, et qui avaient la même apparence qu’elle... Le seul fait qu’elle ait marché dans le soleil ne suffisait pas à vaincre son scepticisme. Il doutait depuis trop longtemps. Son sens social était mort. Il lui était quasi impossible de croire à l’existence d’autres êtres semblables à lui. Et, passé le premier effet de surprise, il retrouvait intacte la conviction que des années avaient installée en lui.
Avec un soupir, il retourna à la chambre à coucher. La femme n’avait pas bougé. « Peut-être s’est-elle replongée dans le coma », pensa-t-il...
Il la regarda longuement. Ruth... Il aurait voulu savoir tant de choses sur elle, qu’il craignait presque de découvrir car si elle était pareille aux autres, il n’y aurait qu’une solution. Et il vaut mieux ne rien savoir de ceux qu’on tue-
Les mains de Neville se crispèrent. Et si tout cela n’était qu’un leurre ? Si elle s’était seulement éveillée, par accident, de sa léthargie, juste avant qu’il la vît ? Ce n’était pas impossible, bien que, autant qu’il le sût, le germe ne supportât pas la lumière du jour. Mais cela ne suffisait pas à le convaincre. Il n’y avait qu’un moyen d’être sûr...
Il posa la main sur l’épaule de la femme.
— Réveillez-vous, dit-il.
Elle bougea un peu. Il remarqua alors qu’elle portait, autour du cou, une fine chaîne d’or, à laquelle pendait une petite croix, que Neville prit entre ses doigts et considéra d’un air songeur... Elle s’éveilla enfin, et il pensa automatiquement : « Elle n’est pas dans le coma... »
— Que... que faites-vous ? demanda-t-elle d’une voix craintive.
Le son de cette voix, de cette voix humaine, bouleversait Neville.
— Je... rien, dit-il.
Il recula d’un pas et demanda :
— D’où êtes-vous ?
Comme elle hésitait à parler, le visage de Neville se durcit. Elle dit, hâtivement :
— Ing... Inglewood.
— Je vois. Etiez-vous... viviez-vous seule ?
— J’étais mariée.
— Où est votre mari ?
Elle frissonna.
— Il est mort.
— Quand ?
— La semaine dernière.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— Je me suis enfuie, dit-elle en se mordant la lèvre inférieure.
— Vous voulez dire que vous avez marché pendant tout ce temps ?
— Oui...
Il la regarda en silence. Puis, brusquement, il sortit de la chambre et alla dans la cuisine. Là, il prit dans un placard une poignée de gousses d’ail, les mit sur une assiette, et les coupa en petits morceaux qu’il écrasa pour en faire une espèce de pâte. L’odeur âcre assaillit ses narines.
Lorsqu’il revint dans la chambre, elle s’était assise sur le lit. Sans hésitation, il lui mit l’assiette sous le nez.
Elle se détourna avec un léger cri.
— Que faites-vous ? demanda-t-elle.
— Pourquoi vous écartez-vous ?
— Je vous en prie...
— Pourquoi ?
— Mais ça sent mauvais ! dit-elle avec une espèce de sanglot. Je vous en supplie... Vous allez me rendre malade !
Il mit l’assiette plus près encore de son visage. Elle recula à l’autre bout du lit.
— Arrêtez ! dit-elle. Je vous en supplie...
Il regarda fixement son visage convulsé.
— Vous êtes... des leurs, dit-il haineusement.
Elle sauta sur ses pieds et se précipita dans la salle de bains. Il l’entendit vomir.
Il s’assit lourdement sur le lit. Elle était contaminée. L’expérience était concluante : depuis plus d’un an, il savait que tout organisme infecté par le bacille vampiris était allergique à l’odeur de l’ail, qui provoquait une sensibilisation des cellules et une réaction violente. La femme avait eu cette réaction...
Mais après un moment de réflexion, Neville fronça les sourcils. Si ce qu’elle avait dit était vrai, si elle avait passé plusieurs jours à errer après avoir fui sa maison, elle devait être épuisée, affaiblie : dans ces conditions, il était tout à fait explicable que l’odeur de l’ail lui soulevât le cœur en tout cas. Il ne pouvait donc, en toute objectivité, tirer une conclusion décisive de ce fait...
Elle sortit de la salle de bains et resta un moment immobile sur le seuil de la porte. Puis elle alla jusqu’au living-room. Il la suivit. Elle s’assit sur le divan.
— Vous êtes satisfait ? demanda-t-elle.
— Ne vous occupez pas de cela, dit-il. C’est de vous qu’il s’agit, non de moi.
Elle baissa la tête. Pendant un instant, Neville lutta contre la sympathie qui le poussait vers elle. Elle avait l’air tellement désarmé, dans sa robe déchirée qui découvrait à demi sa gorge... Son corps était mince, presque maigre. Elle ne ressemblait pas aux femmes dont l’image le hantait parfois...
Il s’assit dans le fauteuil et lui dit :
— Ecoutez... J’ai tout lieu de croire que vous êtes contaminée. Surtout depuis le « test » de l’ail... Qu’avez-vous à dire ?
Elle leva les yeux sur lui.
— Vous pensez que je suis des leurs...
— Je pense que vous pourriez être des leurs...
— Et... ceci ? dit-elle en lui montrant la petite croix d’or qu’elle portait au cou.
— Ça ne prouve rien.
— Je suis bien éveillée, dit-elle. Je ne suis pas dans le coma...
Il cherchait des arguments.
— Je suis souvent allé à Inglewood. Comment n’avez-vous pas entendu ma voiture ?
— Inglewood est grand, dit-elle.
— Je voudrais vous croire...
— En êtes-vous sûr ?
Elle se raidit brusquement, comprimant des deux mains son estomac. Robert Neville se demanda pourquoi elle ne lui inspirait pas plus de pitié. Mais c’était comme si la source de toute émotion se fût tarie en lui, depuis longtemps...
La femme le regarda durement.
— J’ai toujours eu l’estomac fragile, dit-elle... J’ai vu mon mari mourir, la semaine dernière, mis en pièces, sous mes yeux. J’ai perdu mes deux enfants durant l’épidémie. Et depuis huit jours je marche au hasard, me cachant la nuit, mangeant ce que je trouve, incapable de dormir plus d’une heure ou deux de temps à autre. J’ai la fièvre, et je suis épuisée... Là-dessus, je vous entends crier, vous vous jetez à ma poursuite, vous me frappez, vous me traînez chez vous. Et parce qu’une assiette d’ail que vous me fourrez sous le nez me fait tourner le cœur, vous décidez que je suis contaminée ! Qu’escomptez-vous donc ?
Elle se laissa aller en arrière sur le divan, en essayant de rajuster les morceaux de sa robe. Comme elle n’y arrivait pas, elle se mit à pleurer nerveusement.
Neville, immobile dans son fauteuil, éprouvait un vague sentiment de culpabilité, en dépit de ses doutes. Il ne pouvait s’en empêcher. Il avait perdu l’habitude de voir pleurer une femme... En tiraillant les poils de sa barbe, il dit avec hésitation :
— Est-ce que... est-ce que vous me laisseriez vous prendre un peu de sang ? Je pourrais...
Elle se dressa brusquement et se précipita vers la porte.
— Que faites-vous ? demanda Neville.
Elle ne répondit pas, secouant furieusement le bouton de la porte.
— Vous ne pouvez pas sortir, dit-il. Ils ne vont pas tarder à être là.
— Je ne resterai pas ici, cria-t-elle. Quelle différence s’ils me tuent ?
Neville l’entoura de ses bras. Elle essaya de se débattre.
— Laissez-moi ! Je n’ai pas demandé à venir ! C’est vous qui m’avez entraînée jusqu’ici... Pourquoi ne me laissez-vous pas partir ?
— Vous ne pouvez pas sortir, répéta-t-il.
Il la ramena jusqu’au divan, puis alla au bar et remplit un verre de whisky, qu’il lui tendit. (« Peu importe qu’elle soit contaminée, se dit-il, peu importe... ») Elle secoua la tête.
— Buvez, dit Neville. Ça vous calmera.
— Après quoi, vous recommencerez à me faire renifler de l’ail ?... questionna-t-elle rageusement.
— Allons, buvez...
Elle céda enfin, et avala une gorgée d’alcool. Cela lui fit du bien. Elle posa le verre à côté du divan et respira profondément.
— Pourquoi désirez-vous que je reste ? demanda-t-elle d’un ton morne.
Neville chercha une réponse sensée. Il dit enfin :
— Même si vous êtes contaminée, je ne puis vous laisser sortir. Vous ne savez pas ce qu’ils vous feraient...
Elle ferma les yeux.
— Ça m’est égal, dit-elle.